Extrait du livre inaugural :
Les 3 et 10 mai 1890 Rue Losserand
LE TROIS MAI
Ce fut un événement pour tous les ouvriers et ouvrières en soie de la cité. On avait peine à croire qu'une fabrique de soierie pour meubles pût s'agrandir à Tours à notre époque, car tous se rappelaient le marasme dans lequel était tombée, il y a quelques années, cette industrie dans notre Ville, et le chômage qu'ils avaient supporté.
M. Guérin, architecte, fut chargé de dresser les plans de cet atelier (atelier dit "La Nouvelle" 22 rue Losserand) et d'en diriger les travaux. Cette construction est de fer et en briques, d'une longueur de quarante mètres sur onze mètres de largeur et dix mètres de hauteur (charpente métallique type Eiffel).
Par sa disposition intérieure les métiers s'y trouvent largement espacés, ce qui facilite le travail de l'ouvrier, travail qui exige de sa part une minutieuse et patiente attention, et il peut ainsi entretenir soigneusement sans trop d'efforts le métier auquel il est attaché. Si on ajoute à cela une aération et une lumière parfaites, on jugera que, dans cet atelier modèle, l'ouvrier peut respirer et travailler dans des conditions d'hygiène exceptionnelles.
L'aménagement des métiers étant sur le point d'être terminé, les ouvriers et ouvrières décidèrent entre eux, d'un commun accord, de célébrer par une fête l'inauguration du nouveau bâtiment. Le jour de cette fête devait être celui où l'on mettrait une chaîne sur le premier métier prêt.
Ce jour-là, dès midi, le travail de la fabrique fut complètement interrompu ; MM. Demonté et Poirier furent priés de vouloir bien se dispenser de paraître dans le nouveau bâtiment pendant les préparatifs, afin qu'ils pussent jouir de l'agréable surprise qu'on leur ménageait. En quelques heures tout fut prêt. Des tentures et des drapeaux agrémentés de verdure et parsemés de fleurs décoraient l'atelier avec un goût parfait. Tout le long de l'escalier étaient artistement disposés des tapis et des portières. Au premier, se trouvait la table d'honneur.... En face, était dressée une table de trente mètres entièrement garnie de gâteaux, de bonbons et de rafraîchissements...
Par une attention délicate des ouvriers et des ouvrières, M. l'abbé Chevreau, le digne et estimé curé de Saint-Symphorien, l'ami de la maison, avait été invité à assister à la fête.
A trois heures, lorsque tout fut préparé, un ouvrier et un contremaître de la fabrique vinrent chercher MM. Démonté et Poirier et leur famille. Mme Demonté donnant le bras à l'ouvrier, Melle Madeleine Demonté au contremaître ouvrirent la marche, suivies de M. Poirier, de M. le curé et de MM. Ernest et P. Demonté. Ils furent reçus au bas de l'escalier par une délégation qui les conduisit dans le nouvel atelier...
Dès que tout le monde fut assis, une jeune ouvrière, Melle Marguerite Sainvigne, sortit des groupes, et, s'approchant de Mme Demonté, lui adressa les gracieuses paroles suivantes :
Madame et Mesdemoiselles,
Nous sommes heureux que l'inauguration d'un nouvel atelier nous fournisse l'occasion de vous témoigner toute notre sympathie et notre respect. Si vous n'êtes pas mêlées directement à nos travaux, vous n'y contribuez pas moins par l'amabilité de votre caractère et l'inépuisable bonté de votre cœur. N'est-ce pas auprès de vous, Madame, Mesdemoiselles, que notre patron, après une journée bien remplie par le travail, retrouve le calme et la tranquillité d'esprit dont il a besoin pour créer de nouvelles combinaisons....
Mme Demonté remercia cette jeune personne en termes affectueux.
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Aussitôt après, un ouvrier, M. Jules Boudin, prit à son tour la parole au nom de ses camarades et parla en ces termes :
Messieurs,
.... Nous tous, ici présents à l'inauguration de cette nouvelle bâtisse, nous avons encore à la mémoire que, lors de votre arrivée à Tours, vous avez amené une ère de bien-être qui nous rend l'espoir dans l'avenir, et nous fit oublier un passé de chômage qui nous rendait la vie pénible.
Non seulement, Messieurs, vous avez relevé votre fabrique, mais vous avez aussi donné un exemple de stimulant tel que notre corporation en général a repris un nouvel essor, qui fit reprendre à notre cité son rang de ville industrielle pour tous les tissus meubles, et vous avez, Messieurs, innové les articles fantaisie qui sont d'un grand secours pour bien des ouvriers.
.... Tous nos collègues de la ville de Tours, comme vos ouvriers, Messieurs, ont salué en vous des négociants sérieux, intelligents et surtout vigilants...
.... C'est donc, Messieurs, pour vous témoigner la juste reconnaissance qui vous est due, que nous venons vous offrir ce petit présent...
.... C'est un bien faible gage ; mais soyez assurés qu'il est donné de bon cœur et c'est à l'unanimité qu'il fut accepté par nous tous ici présents.
Et vous, Mme Demonté, veuillez accepter ces bouquets pour vous et vos charmantes demoiselles ; ils sont un hommage de la haute considération que tous nous avons pour votre honorée personne, pour vous qui êtes à juste titre la digne et dévouée compagne de M. Demonté.... "
Des applaudissements plusieurs fois répétés saluèrent la péroraison de ces paroles pleines de cœur et l'enthousiasme s'empara de tous. M. Demonté, au nom de tous les siens, les remercia, mais, débordé par une émotion qu'il avait peine à contenir, il ne put parler comme il l'aurait voulu pour leur exprimer le bonheur qu'ils éprouvaient tous de se trouver au milieu d'eux dans une circonstance aussi solennelle.
Des toasts furent portés à la prospérité de la fabrique, à son extension, à la solidarité de tous pour le développement de la fabrication des soieries à Tours....
Cette belle fête se termina à 4 heures, mais pour se continuer le samedi suivant : à leur tour MM. Demonté et Poirier voulaient faire fête à leurs ouvriers.
LE DIX MAI
... A 10 heures et demi, les musiciens étaient à leur poste et l'orchestre préludait. Le quadrille d'honneur commença, puis une polka. M. Demonté et M. Poirier dansèrent avec les deux plus anciennes ouvrières, Mme Demonté et ses demoiselles dansèrent avec les ouvriers. L'entrain, la bonne humeur et la gaieté furent bientôt à leur comble et la danse devint générale : les jeunes pour exercer leur grâce et leur souplesse, les vieux pour montrer que leurs jarrets n'étaient pas encore complètement rouilles.
... Pour ne pas perdre le souvenir de cette fête et pour qu'elle serve dans l'avenir d'exemple d'union et de concorde, les ouvriers ont fait placer, dans le nouvel atelier, une plaque commémorative rappelant les journées des 3 et 10 mai, où patrons et ouvriers réunis fêtèrent, dans une commune idée de travail et de solidarité, l'inauguration de cet atelier, pour le bonheur et la prospérité de tous.
Extraits du Livret inaugural